ARCHEOLOGIE DE L’ART DIGITAL – PART I
FRED FOREST
Par Hélène Gheysens
Qu’ont en commun Bill Gates, Pierre Restany et Brian Eno ? Ils ont tous les trois participé au séminaire organisé par Fred Forest au sujet de l’« Esthétique de la communication » entre 1994 et 1997. La technologie, la critique d’art, la musique, autant d’éléments culturels déterminants aux yeux de Fred Forest car constitutifs de la société. Théoricien et praticien de l’art, ce dernier fait depuis ses débuts en 1962, de l’exploration de ces éléments culturels le centre de son action. Alors que triomphe le pop art et que l’art minimal ne s’est pas encore imposé, l’artiste ambitionne par sa démarche participative, hybride et conceptuelle d’interroger les conditions de la liberté de chacun en société.
Fred Forest revendique une liberté absolue, radicale, inconditionnelle, et, en tout premier lieu, une liberté au regard du marché de l’art. En effet, il n’a pas de galerie et refuse de vendre ses œuvres. Sa reconnaissance passe donc par d’autres voies. L’une d’entre elles est institutionnelle : Biennale de Venise et de Sāo Paolo, expositions d’envergure comme la Documenta de Cassel, musées de réputation internationale tels que le Centre Pompidou en 2017 et 2024, malgré denombreuses critiques sur son fonctionnement. Une autre est critique : publication de Michael F. Leruth aux MIT Press (Interface as Utopia), nombreux articles, compagnonnage avec des philosophes tel que Vilém Flusser. Son plus grand souhait est une large reconnaissance publique : il est heureux que ses œuvres soient visibles et permettent à chacun de participer, que ce soit en 1972 avec Space Media ou en 2025 avec la Banque du Pied. Il rejoint en cela le rêve exprimé par Hervé Fischer avec qui il a co-fondé, dans le souffle de Fluxus et de l’art conceptuel, le mouvement de l’Art sociologique : une nouvelle pratique de l’art « en dehors des institutions, dans la rue, à la campagne, dans les champs, dans les médias, pour questionner l’image que chacun de nous a de la société dans laquelle il vit et éventuellement de lui-même comme individu dans cette société ». Fred Forest initie cette nouvelle pratique en utilisant les médias comme modes d’articulation des relations interpersonnelles : mail art, circuits fermés de télévision, projections sur la toile et utilisation du Portapak dans les années soixante, infiltration des journaux, des radios et de la télévision dans les années soixante-dix, manifestations téléphoniques et télématiques dans les années quatre-vingt, développement d’une pratique numérique dans les années quatre-vingt-dix puis exploration des différents modes de mise en ligne dans les années deux-mille, Fred Forest s’approprie toutes les techniques au service de son projet qui est à la fois éthique, philosophique et politique. Chacune de ses oeuvres constitue, sur le mode des sculptures sociales de Joseph Beuys, une proposition pour faire évoluer la société. Il inverse émetteur et récepteur dans le processus de communication, il questionne les processus économiques et la création de valeur, il crée des communautés alternatives.
Ses expérimentations le conduise à anticiper certaines évolutions ultérieures de la société : Space Media porte en lui les germes d’un réseau social, La cabine téléphonique et Restany dîne à la coupole de la téléréalité, Le M2 artistique des sites internet et des blogs, Ego Cyberstar des chaînes Youtube et des vlogs, Parcelle-réseau des NFT… Restons donc à l’écoute de ses propositions les plus récentes car Fred Forest pourrait de nouveau nous éclairer sur la société à venir.